UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSASTRE
Le 23 février 2012 par PAR OLIVIER COGNASSE
Le marché des transports urbains est en pleine explosion. Pour le conquérir, les industriels se lancent dans une course à l'innovation. Aux côtés du tramway, qui réduit ses coûts, un système de transport intermédiaire a vu le jour.
ENQUÊTE Caen, Nancy, Clermont-Ferrand. Trois lignes de tram sur pneus et trois échecs. L'avenir de cette technologie n'est pourtant pas remis en cause par Lohr, qui va équiper deux lignes en Île-de-France.
Ne parlez pas de leur tramway aux Caennais. Ces rames sur pneumatiques développées par le canadien Bombardier ont coûté 214 millions d'euros. Elles sont un véritable cauchemar depuis leur mise en service il y a dix ans. Les pannes sont innombrables. Chaque mois, 20 à 80 incidents obligent à faire descendre les voyageurs pour renvoyer le tram au dépôt. Fait exceptionnel sur les réseaux français, la fréquentation est en baisse avec 40 000 voyageurs transportés chaque jour en moyenne en 2011, contre 43 000 deux ans plus tôt. Éric Vève, le président de Viacités, le syndicat mixte des transports en commun de l'agglomération de Caen (Calvados), s'insurge : « Le constructeur a collectionné les pénalités, qui ont atteint 1,5 million d'euros au total, et la maintenance coûte chaque année 1 million supplémentaire par rapport aux prévisions initiales. Nous avons saisi le tribunal administratif pour désigner un expert judiciaire. » Jean-Baptiste Eymeoud, le vice-président Europe de la division service de Bombardier, le reconnaît : « La technologie est un peu dépassée. » Les Bas-Normands ont pris une mesure radicale : ils vont mettre fin à l'exploitation du tram en 2016 au lieu de 2032.
Avec le soutien de l'État
Alors, pourquoi avoir choisi cette solution dans les années 1990 ? « Nous avons développé un système pour les villes de taille moyenne. À l'époque, il était judicieux, avec les avantages d'un tram et d'un bus. Les tramways sur rail n'étaient pas encore capables de franchir des pentes trop raides », explique Jean-Baptiste Eymeoud. L'État aussi a cru dans cette technologie. Il a subventionné le projet de Caen à hauteur de 40 millions d'euros. Nancy, qui avait fait le même choix, a reçu une enveloppe de 22 millions. Le gouvernement vient de s'engager à aider de nouveau le tramway lorrain, lui octroyant une subvention de 3,75 millions... sur les 18,75 nécessaires à sa rénovation. Nancy, à la différence de Caen, a décidé de prolonger l'utilisation de ses rames jusqu'en 2022. « Contrairement à Caen, nous ne sommes pas propriétaires du matériel et nous avons été beaucoup plus exigeants sur la maintenance avec l'exploitant Veolia Transdev, explique Thierry Marchal, le directeur général adjoint de la communauté urbaine de Nancy. Si la fiabilité ne s'améliore pas, nous mettons en place des contrôles et nous appliquons des pénalités. Nous avons renégocié des coûts de maintenance plus faibles. »
« C'est la complexité d'un concept qui devait apporter plus de souplesse qu'un tramway sur rail qui induit ces problèmes de fiabilité », précise un expert du secteur. Aujourd'hui, le Translohr, construit par l'alsacien Lohr, est le seul tramway sur pneumatiques à être commercialisé. Il roule avec un guidage constitué d'un rail central.
Il pourrait bientôt compléter le parc de tramways de Strasbourg (Bas-Rhin), où l'on attend les résultats d'un appel à projets au début du mois d'avril. La Compagnie des transports strasbourgeois (CTS) semble privilégier la technologie à pneus. Lohr bénéficiera vraisemblablement d'une préférence régionale, malgré de nombreuses oppositions pour une technologie qui n'a pas encore convaincu. Quand bien même, Lohr revendique la vente de 150 rames dans le monde, notamment à Padoue et Mestre-Venise, en Italie, et à Shanghai et Tianjin, en Chine. Le constructeur vient de signer un contrat de 12 rames avec la Colombie et assure être en bonne position pour des appels d'offres en Afrique et au Moyen-Orient.
À Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), le Translohr est pourtant loin d'avoir donné entière satisfaction. Incendie, déraillement... « Une rame a pris feu il y a deux ans pour des problèmes d'étriers de freins corrosifs et mal isolés. Les roues n'étaient pas équipées de systèmes d'alerte. Le déraillement est lié à des problèmes techniques », précise Alain Martinet, le premier adjoint au maire et par ailleurs président de la société anonyme d'économie mixte T2C, l'autorité organisatrice des transports. Le constructeur, lui, impute la plupart des « déguidages » à des erreurs humaines, comme le non-respect de la signalisation, et à des aiguillages mal positionnés. « Je suis un ancien de Michelin. Il était normal de choisir un tramway sur pneumatiques », analyse Alain Martinet, qui a milité pour ce matériel mis en service en 2006. Si le tram fonctionne bien le plus souvent, les experts considèrent qu'il est long à se stabiliser.
De quoi inquiéter le Syndicat des transports d'Île-de-France (Stif) et la RATP, qui vont devoir gérer l'arrivée de ce matériel sur la future ligne T5 entre Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et la gare de Garges-Sarcelles (Val d'Oise) dès la fin de l'année, puis en 2014 sur la ligne T6 entre Châtillon (Hauts-de-Seine) et Viroflay (Yvelines). Les décisions ont été prises avant la création du Stif. Les élus avaient alors considéré cette solution comme la mieux adaptée pour circuler dans des zones urbaines denses. « Le choix de Clermont-Ferrand remonte aux années 1998-2000, rappelle Yves Ramette, le directeur général adjoint de la RATP en charge des projets, de l'ingénierie et des investissements. C'est un projet qui nécessitait un accompagnement technique pour les mises au point, notamment sur les innovations. Peu d'entreprises disposent de la puissance technique de la RATP. » Le matériel a évolué dans sa conception technique, sa relation avec l'infrastructure et du point de vue de la sécurité.
Moins de voyageurs transportés
« Les investissements sont beaucoup moins importants que pour une solution sur rail [entre 25 % et 30 %, ndlr], assure Jean-François Argence, le directeur commercial de Lohr. De plus, le Translohr permet le franchissement de rampes pouvant atteindre 13 % contre 7 % ou 8 % avec un tramway sur rail. Son rayon de giration et son emprise au sol sont inférieurs. » Des arguments en partie réfutés par la RATP. « Les tramways sur rail peuvent aujourd'hui gravir des pentes de l'ordre de 10 %, estime Yves Ramette, et le surcoût des infrastructures est compensé par un prix du matériel roulant ramené au voyageur transporté inférieur de 20 % à 25 %. » Autrement dit, le tram sur pneus transporte moins de voyageurs. Quand il roule !
DEUX TECHNOLOGIES EN CONCURRENCE
SUR PNEUS Avantages Infrastructures moins chères (25 %) Emprise au sol plus réduite (10 % à 15 %) Rayon giratoire plus faible (- 50 %) Silencieux Inconvénients Maintenance et fiabilité Mise au point difficile par manque de références Consommation supérieure (15 %) Situation économique préoccupante de Lohr
SUR RAIL Avantages Matériel roulant moins cher par passager transporté (entre 20 % et 25 %) Davantage de places pour une rame de même longueur (20 %) Fiabilité incomparable Maintenance moins coûteuse Matériel produit en grandes séries par des acteurs industriels Inconvénients Emprise et rayon giratoire plus importants
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